Le virtuel au service du réel

 Education Enfantine N°1056. Nathan 2004

 

Comme le souligne Nicolas Rouche (p. 16), chaque grandeur n'est pas un champ homogène, et l'ordre de grandeur revêt une importance significative. Pour ce qui concerne les longueurs, et en simplifiant excessivement, on peut distinguer un espace lointain (les grandes distances), un espace moyen (à l'échelle humaine) et un espace proche (à portée de l'œil( et de la main) pour lesquels les repérages, les stratégies perceptives, les références usuelles sont distincts. C'est l'un des aspects mis en lumière par l'étude relatée ci-dessous.

 

Beaucoup se souviennent de Ia Tortue de sol et de la simulation de la Tortue-Logo sur ordinateur; l'un et l'autre supports ont été utilisés à l'école maternelle et à l'école élémentaire dans les années 80, avec intérêt et souvent enthousiasme. Le matériel qui a servi à l'expérimentation décrite ci-dessous appartient à la même famille et présente l'irremplaçable intérêt d'associer un robot "Roamer" et un logiciel à l'ergonomie entièrement graphique, pour lequel le clavier de commande est identique à celui du robot.

 

Le robot Roamer, utilisé par une partie des élèves, a l'apparence d'une sphère aplatie, qui peut être librement décorée pour permettre de l'orienter et de le personnaliser. Sa face supérieure porte un clavier souple dont les touches permettent la programmation du robot.

 

Le logiciel, utilisé par l'autre partie des élèves, est graphique, entièrement manipulable à la souris (donc utilisable par deès jeunes enfants) II présente un clavier virtuel identique à celui du robot, lui-même représenté, vu de dessus, dans la zone de travail.

 

Résumé des séances

Séance "Cible" (durée 10 min)

Quelques essais préalables permettent de se familiariser avec l'unité de longueur. Puis chaque enfant joue individuellement, à son tour, sous le contrôle de l'observateur. Une cible est indiquée sur le sol. L’enfant doit presser sur le clavier du mobile la séquence d'instructions qui lui semble convenable pour que le mobile atteigne le centre de la cible. Un second essai est autorisé.

Au final, un quart des enfants utilisant le robot n'ont pas atteint la cible avec le robot, alors que seulement un huitième des élèves n'y parvient pas avec le logiciel. On peut avancer que la taille de l'écran est mieux "à la mesure" de ces jeunes élèves et que les distances à appréhender sont plus faciles à anticiper que les distances au sol, qui sont plus grandes.

Le second essai confirme ce résultat. 13 enfants sur 16 effectuent une correction favorable sur l'écran entre le premier et le second essai, alors qu'ils ne sont que 9 sur 16 dans le groupe "robot ».5 enfants sur 16 du groupe "robot" n'effectuent aucune correction entre le premier et le second essai.

 

Séance "pivotement" (durée 10 min)

Quatre points cardinaux sont représentés par des pastilles de couleurs différentes, situées autour du robot. Les touches "pivote à droite" ou "pivote à gauche" font effectuer un quart de tour. Une touche numérique permet de commander le nombre d'actions à effectuer.

La consigne consiste à écrire un programme qui permet au mobile de se trouver face au point coloré indiqué. Ces points colorés peuvent être respectivement atteints en faisant un quart de tour à droite, en faisant un demi-tour, sans rien faire.

 

Évaluation

Les performances au premier exercice (faire un quart de tour à droite) sont faibles dans les deux groupes (environ 60 % de réussite). Au deuxième exercice (demi-tour) les résultats sont beaucoup plus contrastés. Les enfants utilisant le robot réussissent trois fois mieux que ceux qui utilisent l'ordinateur. La possibilité de déplacer son corps pour se placer au départ dans la même position que le robot est utilisée efficacement. La répartition entre demi-tour à droite et demi-tour à gauche est équitable avec le robot; en revanche, sur l'écran, c'est le demi-tour droit qui est toujours utilisé.

Pour terminer, une dernière consigne est donnée aux élèves : "Qu'est-ce que tu peux faire pour que le robot regarde de nouveau vers le rouge ?" Les enfants travaillant avec le robot ont un taux de réussite double des autres. De plus, devant l'écran, la plupart ne manipulent pas, mais

affirment oralement que le mobile est déjà en bonne position. En revanche, dans le groupe "robot' seul un quart des enfants parvenus à la bonne réponse ont réussi sans aucune manipulation. On peut risquer que le plaisir de voir bouger l'objet l'a emporté sur la procédure consistant à "ne rien faire".

 

Le corps d'abord

L’analyse de ces séances est l'occasion de s'intéresser au corps. En effet, d'une part, les activités autour du pivotement sont mieux réussies par les enfants utilisant le véritable robot que par ceux travaillant avec son image virtuelle. Indirectement, le travail du corps constitue une composante essentielle de ce résultat. C'est effectivement la capacité à se déplacer et à se mettre "dans le même sens" que le robot de plancher qui favorise la réussite, par rapport à un robot virtuel vertical auquel on ne peut pas physiquement s'identifier. D'autre part, les activités concernant l'estimation de longueur sont favorisées par l'utilisation du corps. Paradoxalement, le fait que l'enfant puisse compter en appuyant son doigt sur l'écran (afin d'estimer le nombre de pas que le robot virtuel doit exécuter) entraîne une meilleure réussite à cette activité sur l'écran. En revanche, pour ceux utilisant le robot de sol, la longueur à parcourir est trop grande, trop éloignée de leur réalité palpable, et devient donc virtuelle alors que l'écran peut être touché, la distance à parcourir appréhendée est donc réelle.

Cette inversion du réel et du virtuel semble tout à fait significative du fait que la réussite aux activités proposées plus haut est liée à l'adéquation entre le corps et le support utilisé.

 

Du corporel au virtuel

II nous apparaît donc que la part du réel et du virtuel n'est pas directement liée au média utilisé : serait virtuel, pour l'enfant de cinq ans, ce qui est éloigné de sa réalité physique, et pas forcément l'image de l'objet sur un écran par rapport à l'objet réel. Cette hypothèse doit nous amener à réfléchir sur les outils d'apprentissa­ge à mettre à la disposition des élèves, et à nous interroger sur l'écart entre ces outils et la « réalité » des élèves. Si la réalité intellectuelle est souvent prise en compte, notamment à travers le souci de « donner du sens », il conviendrait également d'être attentif à la réalité physique des enfants par rapport aux outils pédagogiques utilisés.

La prise en main d'outils technologiques (réels ou virtuels) par des enfants de cinq ans ne semble pas poser de problème particulier mais, au-delà de cette prise en main, nous devons nous interroger sur les apprentissages fondamentaux qu'ils peuvent générer. II s'agit de faire vivre d'abord corporellement les situations aux élèves avant de les confronter au robot de plancher, puis à l'ordinateur, qui exécuteront les programmes « à leur place ».."

Une véritable formation de l'élève prend d'abord en compte son schéma corporel et progresse, pas à pas, dans les apprentissages vers la virtualité. En revanche, disposer de trois environnements de travail opérationnels (corps, robot, logiciel) travaillant sur des objets (instructions, flèches, déplacements) et des ergonomies comparables (micromondes) constitue un atout fort.

 

Éric Greff, enseignant à l'IUFM de Versailles, Docteur en didactique de l'informatique